Les horripilants

Je nomme ainsi les élèves « ping-pong » : ceux qui appellent, par leur comportement ou leur parole, une réponse immédiate et irréfléchie, « en revers » pourrait-on dire. Ceux qui parlent à nos réflexes de… je ne sais pas, de môme ? Ceux qui annulent notre réflexion et notre professionnalisme.

Je leur trouve un certain « instinct d’échange », à ne pas confondre avec une intention. Je me demande s’ils ne trouvent pas le ton juste grâce à la musique justement, la tonalité, les notes de notre voix, un certain rythme d’une phrase à l’autre. Un tempo imperceptible à d’autres, qu’ils adopteraient sans conscience. Leurs mots fouettent, leur ton cisaille alors que rien n’est travaillé, élaboré, les échanges sont parfois linguistiquement très pauvres mais pourtant ils tapent fort, dur et nous interpellent dans des retranchements privés où nous n’aurions pas cru devoir nous abaisser.

Nous en voulons deux fois à ces élèves : pour les perturbations qu’ils génèrent, cela nous pouvons le proclamer, et puis de manière plus intime, pour ces moments d’absence professionnelle où nous nous retrouvons à nu, à répondre sur un mode archaïque et presque d’égal à égal alors que nous sommes l’adulte et qu’il a six ans. Motif plus inavouable que nous travestissons en « tête à claque » et autres sobriquets mais finalement, l’adulte « fini » et censément mature qui a perdu son calme dans ce temps d’échange, c’est nous. Et c’est facile, trop facile, de dire que cet élève l’a cherché que c’est insupportable, que c’est lui, que c’est juste sa faute cette fragilité professionnelle que nous découvrons. Par sa faute, sans doute mais… est-ce sa faute ? Qui a la responsabilité de l’échange ?

Il trouve les failles, ou bien en tous cas et c’est ce qui nous horripile, tape dans nos fragilités, nos susceptibilités, qu’il l’ait cherché ou pas. Peut-être finalement n’est-ce pas tant lui. Qui dit qu’il n’y a pas dix piques par jour auxquelles nous ne réagissons pas, que nous ne voyons même pas ? Qui gêneraient un autre mais pas nous ? Peut-être tape-t-il à l’aveugle, et nous lui indiquons lorsqu’il fait mouche par nos réactions. Souvenons-nous que l’environnement prend le sens que nous lui donnons. Nous ne prêtons peut-être attention qu’à ce qui nous dérange. A-t-il des actions neutres, correctes peut-être ? Impossible à dire. Mais il pique… Qui ? Le professionnel ou le personnel ? Parfois les deux mais à bien y regarder ce qui fait le plus mouche c’est souvent une avancée de sa part vers le professionnel et que nous recevons à titre privé, ou bien l’inverse, une pique de sa part vers notre personne et que nous prenons coté fonction. Serait-ce ce croisement qui ferait tout le piment, au sens propre ?

En attendant ces horripilants n’ont aucune chance : soit nous nous méfierons désormais, soit nous leur en tiendrons rigueur, soit ils en seront persuadés et ajusteront encore davantage leurs comportements en conséquence. Aucune chance disais-je, y compris celles qu’ils ne se donnent pas, lorsqu’ils pratiquent la stratégie de la terre brûlée et mettent à sac leurs quelques réussites.

Quand nous en avons un en classe, c’est de lui dont on parle en salle des maitres, pour évacuer beaucoup, souvent pour pouvoir réfléchir de nouveau, pour avancer un tant soit peu aussi. Que cela nous aide ou pas, la publicité lui est faite. Et même si on tente de faire tout autant étalage de ses réussites, ne serait-ce que pour se sentir équitable, cela arrive bien moins souvent et fait trop peu écho pour réussir une quelconque compensation. Dommage l’horripilant, ta réputation est faite, d’autant que tu ne te prives pas lors des temps communs de l’assoir dès que possible auprès des autres adultes que tu croises.

Et si l’avenir de nos élèves dépendait aussi de ces petites touches, aussi fugaces que ça ?

Ce que nous disons de nos élèves dans les parties communes est-il si important ? Nous avons besoin de les évacuer, ces élèves aux comportements complexes. Réellement. C’est important de le prendre en compte. Qu’avons-nous comme autre écoute professionnelle que ce lieu ? Il me semble cependant que ce paramètre « salle des maitres » ne peut pas être poussé d’un simple revers de main. Nul n’en connait les effets mais ils ne sont pas neutres pour autant. La possibilité constructive serait alors un travail d’équipe, de l’information, de la formation et de l’action concertée et partagée autour de ces horripilants. Est-ce possible ? Est-ce possible, avec l’accord de chacun des adultes de l’école, de s’assoir à la table des adaptations à construire sans pessimisme contagieux et découragement en bouche ? Pas facile. Mais possible… et une clé importante de changement de tout le climat scolaire. Parce que ces horripilants créent une ambiance qu’il nous appartient encore de travailler et de redessiner, parce que nous sommes peu nombreux à pouvoir peut-être y faire quelque chose. Il n’y a pas que l’avenir de ces élèves-là, il me semble que c’est de la société dont on parle, et même si cela fait un peu pompeux dit ainsi.

Ces horripilants restent en marge. Il y a d’autres élèves en difficulté de comportement, mais qui s’abiment plus qu’ils n’abiment, qui sont lisibles et finalement qui atteignent moins leur cible que leur estime d’eux-mêmes déjà saccagée. Mais ils sont là, cette frange d’élèves qui nous fait réagir sans penser. Et il est important de rappeler que même s’ils sont plus doués pour nous atteindre, la plupart relèvent du même traitement adaptatif que les autres qui nous émeuvent encore un peu par leur pauvreté émotionnelle. Plus ils avancent en âge et plus c’est difficile, au point de nous laisser démunis le plus souvent. Et nous cherchons cependant. Parce qu’être sans solution et sans réflexion n’autorise pas à cesser d’y travailler, même si ce serait plus confortable d’attendre que le saut de l’année passée les emporte.



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